Café citoyen le jeudi 7 juin de 19 h à 21 h au Café des Arts, 5, place du Général de Gaulle à Poitiers
Une synthèse des contributions reçues introduira la discussion sur ce qu’évoque aujourd’hui l’expression Mai 68.
J’avais 20 ans en 1968, en première année de fac de lettres à Poitiers.
Je ne me sens pas représentante d’une génération « soixante huitarde » comme on dit en se moquant, tant les expériences publiques et intimes ont été différentes d’une personne à l’autre, d’une ville à l’autre , à Paris ou en Province. Cependant je n’aime pas, comme l’a dit Sarkozy , qu’on veuille « liquider l’héritage » de mai 68, selon le discours des milieux conservateurs de la droite et de l’extrême droite.
Ce qu’évoque ce moment pour moi, c’est bien sûr le mot contestation qui a commencé dans le domaine universitaire et s’est étendu à toutes les formes de pouvoirs politiques, aux sphères du monde social enfin aux affaires qui jusque là s’appelaient privées.
C’était la prise de conscience par les jeunes de ma génération du pouvoir qu’ils représentaient en arrivant massivement à l’université. L’ascenseur social fonctionnait encore pour la bande de CSP défavorisées et boursières dont je faisais partie , passées par l’Ecole Normale de jeunes filles…Arrivées pour la plupart du fond de la campagne, découvrant à la fois le monde urbain et les jeunes plus favorisés qui semblaient au courant de tout, très à l’aise en toutes circonstances : prises de paroles dans les AG, discussions dans les bistros… habillés du dernier chic ou débraillés ! Conscience de classe mais aussi sidération, étonnement pour ces actions qui se décidaient entre étudiants , à grands renfort de rapports dans les AG: le pouvoir c’était donc ça ? il pouvait donc changer de main contre les « mandarins »comme on appelait nos profs très compassés. Je me souviens d’une scène qui m’avait beaucoup gênée : l’une d’elle traitée de « mal baisée », mais aussi d’une autre qui nous avait bien plu : un cours de littérature composée sur les pelouses… tous les codes étaient bouleversés, les cours magistraux refusés. Un jour nous avons appris que l’autonomie des universités était décidée, à notre niveau cela ne voulait pas dire grand-chose, ce n’est que par la suite qu’on a compris les avantages et les inconvénients.
Nous avions conscience qu’il se jouait à Paris quelque chose qui nous dépassait, nous écoutions RTL, Europe 1 sur nos transistors… Ils avaient osé faire des barricades ! alors la politique c’était ça ? brusquement dans une manif, on bravait à Poitiers la figure tutélaire et paternaliste de de Gaulle, 1er résistant , avec le slogan « 20 ans c’est assez » , suivie d’une contre-manif sur le même circuit ,« pour » cette fois, que l’on huait . Mais comment braver la figure de mon père ouvrier dans une scierie qui n’avait pas d’avis mais cependant appréciait la satire des chansonniers ?celle de ma mère qui ne se sentait pas légitime pour se prononcer ? et pourtant je me sentais vaguement déjà loin de leurs représentations du monde. Jusqu’ici mes amies et moi étions préoccupées par nos études difficilement payées par nos parents et voilà que les examens étaient repoussés : grande crainte de ceux qui ne pourraient pas payer une année de plus… Les examens se sont passés en septembre et contrairement à ce qui s’est dit n’ont pas été « donnés ».
Brusquement, irruption d’une conscience politique et sociale : quelles actions ? quelles conséquences ? quel pouvoir, pourquoi faire ? Les mots en iste éclataient de partout : maoïste, trotskiste, socialiste, gauchiste, capitaliste… Nous apprenions à l’école de la rue et des évènements. Par exemple que la contestation s’inscrivait dans une tendance mondiale qui l’avait précédée : l’opposition à la guerre du Vietnam, les mouvements des noirs pour les droits civiques, les mobilisations contre la guerre d’Algérie, les débats sur l’autorisation de la pilule… les contests songs de Bob Dylan et celles de Joan Baez contre la peine de mort nous portaient… Mais aussi la révolution culturelle en Chine avec le fameux petit livre rouge de Mao.
Les comportements transgressifs se développaient : on s’asseyait dans la rue pour un sitting pacifique place de la Liberté ! les CRS nous pourchassaient un peu, je me suis courageusement réfugiée dans une pharmacie !
Et ces images de chaos à la télé et ces slogans qui arrivaient de Paris et nous réjouissaient , transgression des valeurs jusque là admises : « ne perdez pas votre vie à la gagner », « cours connard ton patron t’attend » et ma préférée « l’imagination au pouvoir » ! certains parlaient même de révolution sexuelle alors je me suis lancée : j’ai osé prendre la main d’un garçon ! ni plus ni moins ! mais c’était énorme, au vu de ma culture d’origine où les choses du sexe étaient tabou, les initiatives très codées…
C’était le début d’une culture hédoniste de masse à laquelle on adhérait plus ou moins, sortant du conformisme de « tant Yvonne ». Une culture qui mettait en avant le jeunisme comme aujourd’hui.
Le mouvement social qui s’est greffé avec difficulté existait cependant dès les années 65 avec les revendications salariales. Les luttes portaient entre autres sur la domination des petits chefs ; là on commence à parler d’auto- gestion, de dignité des travailleurs .
Je me souviens de la grève générale qui débute le 13 mai, et au fil des jours atteint 7 à 8 millions de grévistes, soit plus de la moitié des salariés. La France était arrêtée, on n’arrivait plus à trouver d’essence. Je me souviens aussi de la satisfaction étonnée de mon père dont le salaire avait considérablement augmenté. Car après les constats de Grenelle, des négociations s’engagent nationalement le 25 mai. Le SMIG augmente de 35 %, et de + de 56 % pour les salariés agricoles. Les salaires augmentent de 10 % en moyenne. La section syndicale d’entreprise et l’exercice du droit syndical dans l’entreprise sont reconnus par la loi. Le passage par étapes de 48 heures aux 40 heures de travail hebdomadaire est acté. Les conventions collectives sont révisées. La part des primes dans la rémunération diminue au profit de celle du salaire. L’accès au remboursement des soins (ticket modérateur des visites et consultations) par la Sécurité sociale passe de 35 à 25 %.Un nouveau dialogue social et la reconnaissance du droit syndical arrivent dans l’entreprise.
Que reste-t-il de cet esprit libertaire ? quelques exemples à mon sens :
– un militantisme de fidélité à des valeurs découvertes à ce moment là pour les anciens, parfois moqué par d’autres. La tradition de la critique sociologique, reprise de l’esprit des Lumières, vilipendé par les « anti-68 ». La valorisation des initiatives et des transgressions, aujourd’hui pour aider les réfugiés par exemple.
– une parole libérée tous azimuts : les jeunes, enfants, les ados en particulier, avec excès parfois »les enfants rois « ?mais surtout d’autres rapports parents/ enfants, parents/ jeunes…sans oublier les tenants des institutions / citoyen lambda sur les réseaux sociaux
– une tradition de recherche de convergence des luttes que nous retrouvons aujourd’hui …
– des analyses féroces sur l’individualisme qui serait né à ce moment là ?une dérive de la subversion hédoniste , pourtant joyeusement collective au départ .
– des avancées sur le droit des femmes. Elles n’ont pourtant pas été des figures de proue mais ont intégré la recherche d’autonomie : « mon corps m’appartient ».Dissociation sexualité et reproduction avec le mouvement du planning familial- qui à Poitiers donnait discrètement les adresses des médecins délivrant la pilule- pourtant autorisée depuis la loi Neuwirth de novembre 67. Il faudra attendre 1972 pour une loi qui en libère la prescription. Véritable libération sexuelle des femmes, bien longtemps après l’accès des garçons à la résidence universitaire des filles à Nanterre qui, parait- il, avait déclenché le mouvement du 22 mars1968 !
En 70, je suis étudiante en maîtrise à Nanterre. On descendait gare La Folie, cela ne s’invente pas !-les marques de ce mouvement, que certains ont appelé révolution, sont toujours là : graffitis affichages sauvages…et il y a encore des AG .
Autre temps, autres mouvements … je crois que la majorité de ceux qui ont maintenant autour de 70 ans ne peuvent s’en désintéresser, parfois ils ne peuvent s’empêcher de comparer ou de chercher des liens avec ce qu’ils ont vécu.